"Oublier Varinard" par Alain Bruel, ancien président du tribunal pour enfants de Paris

#TDM

« Eh quoi, mon enfant ! A la veille, peut-être, du Salut Vous
vouliez donc nous quitter ! »

Villiers de l’Isle Adam : Les nouveaux contes cruels,
Paris, Mercure de France, edit 1922, p 247

Il n’est pas facile de cerner d’emblée le rapport Varinard : sa présentation, son style
universitaire, ses protestations réitérées de modération et de fidélité aux grands principes peuvent
paraître rassurants comme d’ailleurs l’usage oecuménique des références et des citations qui lui
confère une apparence consensuelle, et donne l’illusion que, comme le disait Victor Hugo de l’amour
maternel,"chacun en a sa part et tous l’ont tout entier".

On appréciera aussi la méthode qui consiste à énoncer d’entrée les soixante dix propositions,
rédigées en termes soigneusement calibrés pour satisfaire à bon compte la curiosité publique, avec la
probabilité que les deux cent pages restantes ne soient lues que par les professionnels directement
concernés, alors que ce sont elles qui permettent de comprendre les véritables tenants et aboutissants
des propositions.

Comme il fallait s’y attendre on trouve dans le rapport le pire et le meilleur, mais si,
quantitativement, les propositions positives l’emportent, la gravité des autres suffit à justifier un rejet
de l’ensemble. Au surplus, le tri est rendu malaisé par des ambiguïtés, voire des contradictions
internes dont on hésite à penser qu’elles soient toutes involontaires : ainsi les principes généraux,
plutôt rassembleurs, sont-ils parfois contredits dans les propositions, et la terminologie liée à des
contenus idéologiques contestables pour ne pas dire irrecevables par une grande partie des acteurs de
terrain.

Au mieux la brièveté du délai imparti par rapport à la complexité du sujet n’a a pas permis
d’envisager de façon exhaustive toutes les conséquences des orientations préconisées ; au pire la
composition même de la commission ne lui permettait pas d’appréhender les conditions éthiques
indispensables à l’intervention éducative au quotidien. Il fallait enfin satisfaire à une feuille de route
politique difficilement conciliable avec l’orthodoxie constitutionnelle et les engagements
internationaux de la France ; dès lors, les rédacteurs se trouvaient condamnés à l’utilisation du double
langage voire d’une double pensée consistant à soutenir simultanément des discours logiquement
incompatibles.

Le souci de ne pas compromettre d’avance toute chance de dialogue avait conduit les
magistrats à limiter leurs protestations liminaires à la mise à l’écart de l’association française des
magistrats de la jeunesse et de la famille, suspecte d’attachement excessif à l’ordonnance de 1945 et
considérée de ce fait comme inapte à la réformer. L’heure est venue d’affirmer avec force qu’une
commission de trente deux membres ne comptant qu’un seul éducateur de terrain, fut-il chapeauté
par trois membres de sa hiérarchie, ne pouvait donner une quelconque consistance au principe
largement claironné de la priorité donnée à l’éducation et se trouvait dès lors vouée aux pires dérives.

Quant à la feuille de route, il suffit de relire les propos de la garde des sceaux lors de la
séance d’installation pour en mesurer l’orientation répressive. Dans un article récent paru dans la
presse (1), deux parlementaires de l’opposition membres de la commission n’ont pas manqué d’opposer
les propositions critiquables d’origine gouvernementale, concernant la responsabilité pénale à douze
ans, la création d’un tribunal correctionnel spécialement composé, avec le reste du rapport envers
lequel ils professent, un peu vite à notre avis, un enthousiasme débordant.

Telles sont les premières réflexions que suggère la lecture d’un texte qui, s’il devait trouver
une traduction législative sans véritable examen critique conduirait à une profonde régression de la
justice pénale des mineurs.

Refusant de nous laisser enfermer pour le plus grand ennui du lecteur dans l’examen point par
point des propositions Varinard , nous avons résolu d’en interroger la logique sous jacente, les
dérives de sens, et de faire connaître les conséquences que leur adoption pourrait entraîner.

Nous
proposons donc au lecteur d’examiner successivement une appréhension pessimiste et abstraite de
l’enfance délinquante (SI) un écrasement délibéré du registre éducatif lié à une perception
comportementaliste réductrice de l’action éducative, (S2) un appel en trompe l’ oeil à la société
civile (S3), une complication inutile de la procédure (S4 ), un déséquilibre aggravé de
l’architecture institutionnelle (S5), le tout ayant pour résultat prévisible d’augmenter le malaise déjà
ressenti sur le terrain, et d’élargir le fossé qui sépare notre pays de ses engagements internationaux.

#1#1 - Une appréhension pessimiste et abstraite de l’enfance délinquante

L’adaptation terminologique suggérée par la proposition 2 vise à remplacer partout où il est
employé le terme "enfant" par celui de "mineurs".

Les magistrats auraient aisément admis un alignement sur la référence internationale à la
jeunesse qui a le mérite de recouvrir à la fois l’enfance et l’adolescence ; mais le renvoi au seul état de
minorité, exclusivement juridique et uniformisant, vient brutalement gommer les particularités
physiques et psychiques de ces justiciables pas tout à fait comme les autres, au moment même où,
pour complaire au Conseil Constitutionnel, on reconnaît la nécessité à leur égard d’une spécialisation
juridictionnelle ou procédurale.

De plus, le terme enfant va bien au-delà de la simple évocation de l’âge tendre ; il se réfère
aussi au rapport intergénérationnel (2) au sein duquel il fait pendant au terme "parent" ; dès lors son
éviction prend un autre sens : celui du refus de la Société d’assumer plus longtemps vis à vis des plus
jeunes de ses membres son obligation de protection, et sa volonté de les traiter désormais uniquement
en considération de ce qu’ils ont fait.
Sur la foi de statistiques partielles fournies par la chancellerie, et, depuis, énergiquement
contestées par un chercheur de renom (3), la commission fonde ses orientations sur l’évidence d’une
aggravation de la précocité et de la violence des mineurs qui justifierait la nécessité de durcir une
réaction judiciaire jugée insuffisamment dissuasive du seul fait de cette aggravation.

Si l’on s’en tient à ce point de départ simpliste, qui ne prend en considération ni l’évolution
démographique ni la dégradation des conditions de vie, on est immanquablement conduit à la vision
négative d’un "mineur"égoïste par nature, mû par la seule poursuite de son intérêt personnel, et dont
il convient de renforcer en permanence les fragiles résolutions par la menace de sanctions
renouvelées.

La commission a néanmoins retenu de la psychologie du développement infanto juvénile un
élément qui figure en bonne place dans son argumentaire : la perception du temps n’est pas la même
chez les mineurs et les adultes ; elle en tire des conclusions sur la nécessité d’abréger les délais de
procédure, d’investigation et d’intervention éducatives, mais n’en allonge pas moins la durée
d’inscription des sanctions au casier judiciaire en prévoyant un effacement à 21 ans, alors que sous
l’empire de la loi actuelle l’écoulement d’un délai de trois ans suffisait ; (proposition 70) de sorte qu’un
adolescent de quinze ans pourra traîner derrière lui un simple avertissement pendant six ans … Est-ce
aussi pour mettre à ces gamins un peu de plomb dans la tête, que la commission fixe à un an le seuil
en dessous duquel l’aménagement des peines de prison est obligatoire (proposition 38) alors que le
projet de loi pénitentiaire, pensé pour les adultes élève celui-ci à deux ans ?

#2#2 - L’écrasement de l’espace éducatif

Nous arrivons au coeur de la problématique du rapport.

D’abord (proposition 3), la commission remplace le terme "mesure éducative" par celui de
"sanction éducative". C’est l’aboutissement d’une réflexion déjà présente dans le dernier rapport du Sénat
sur la délinquance, concernant l’interpénétration des concepts d’éducation et de sanction (4) ; les milieux
politiques de droite comme de gauche en ont fait leur cheval de bataille. L’introduction par la loi du 9
septembre 2002 de sanctions éducatives à côté des peines et des mesures éducatives n’a pourtant guère
convaincu la doctrine, ni les praticiens. La commission Varinard tente de régler le problème en baptisant
sanctions toutes les mesures éducatives, pour revenir à une alternative binaire comparable à celle de 1945.
Certes sanction et éducation sont liées, et l’action éducative au pénal ne saurait faire l’impasse ni
sur son origine judiciaire ni sur la transgression qui a légitimé son existence.

Etait-il pour autant nécessaire de s’écarter de la terminologie internationale qui distingue sanctions et
mesures, et non peines et sanctions éducatives (5) ? Et puis, qu’est-ce qui est le plus de nature à stimuler une
implication positive du condamné mineur dans le projet éducatif ? La conscience d’avoir été sanctionné ou
le sentiment que cette sanction a été prise dans son intérêt, en tenant compte des impératifs de
proportionnalité et d’individualisation ? à trop insister sur le côté afflictif, ne risque-t-on pas de décourager
l’adhésion et de susciter la révolte ou le conformisme hypocrite au détriment d’une véritable coopération ?

Mais laissons là ce qui n’est sans doute, une fois de plus, qu’un effet d’affichage. Il y a plus grave :
l’encadrement de l’intervention éducative dans des délais particulièrement courts, l’accent mis sur les
obligations de faire, l’inscription de la réparation au chapitre des droits des victimes, l’acharnement à
sanctionner la résistance réelle ou supposée à la sanction éducative créent un contexte nouveau ; on
transforme sans explication ce qui était jusqu’à présent l’instauration d’une rencontre interpersonnelle,
avec consigne donnée à l’adulte éducateur d’aider le bénéficiaire présumé à améliorer sa situation et ses
rapports avec son entourage, en simple mission de le contraindre dans un délai maximum d’un an, à
changer de comportement (proposition 37 ).

S’agit-il encore d’une intervention sociale d’aide à la personne répondant à la définition qui en
a été donnée en 1996 par le conseil supérieur du travail social (6) ?
Une conception aussi étroitement comportementaliste ignore les données de la psychanalyse,
l’analyse systémique des fonctionnements familiaux, et à plus forte raison la prise en compte des
différences culturelles et la problématique spécifique liée à la migration ; elle ne s’intéresse qu’au
redressement du comportement.

Un suivi éducatif en milieu ouvert unique réunissant des obligations de faire et des mesures
d’assistance et de surveillance dont la concrétisation est confiée, faute de mieux, à la sagesse du
magistrat, remplace les différentes mesures existantes (proposition 44).

Pire, le respect d’un principe
de cohérence, manifestement référé non pas au parcours de vie du mineur mais à l’échelonnement de
ses passages à l’acte, introduit l’idée d’un caractère systématique et surtout d’une progressivité de la
réponse c’est à dire une gradation de la coercition. C’est dans cette perspective qu’il faut lire la
proposition 47, rendant impossible pour la juridiction de jugement de prononcer uniquement une
remise à parent ou un avertissement judiciaire à l’égard d’un mineur déjà condamné.

L’obsession de garder la face conduit la commission à s’interroger (proposition 50) sur la
sanction de l’inexécution d’une sanction éducative : ce sera le prononcé d’une autre sanction éducative
dont on a peine à penser qu’elle puisse être moins contraignante, et en cas de récidive de non respect
(sic) un placement de fin de semaine pour les plus jeunes et une incarcération de fin de semaine pour
les autres.

Le désir de maîtrise pousse encore la commission à préconiser pour les mineurs de douze à
quatorze ans la mise en place de structures contenantes adaptées "offrant le même type de prise en
charge qu’un centre éducatif fermé" (proposition 13) et même pour certains mineurs de douze ans
non responsables pénalement et échappant en principe à sa sollicitude, des "placements spécifiques
contenants"(proposition 11 al3).

Il apparaît à cette occasion que dans l’esprit de la commission le choix du placement ne
correspond plus au souci de soustraire le mineur à un milieu qui lui est néfaste, ou au désir de lui
procurer des acquis scolaires ou professionnels supplémentaires, mais avant tout à la volonté de le
soumettre à un degré de contention variable pouvant aller de l’accueil en foyer jusqu’à l’admission en
centre éducatif fermé. La sensibilité proprement éducative est annihilée de fait par l’étroitesse du cadre.

Il en est de même en matière de réparation pour ce qui concerne la dimension d’auto réhabilitation
personnelle. La commission rend certes hommage à la justice restauratrice mais cette orientation (7) reste
dans son esprit étroitement liée à la réparation directe, la forme indirecte semblant pour elle se limiter à la
plus stéréotypée, celle qui s’exécute dans les administrations ou structures participant à une mission de
service public transformées par un coup de baguette magique en collectivités volontaires pour fournir le
terrain de la réparation. (Proposition 17 al 2).

La proposition 56, qui pose le principe de la présence obligatoire des services éducatifs en charge
du suivi à toutes les audiences des juridictions pour mineurs témoigne éloquemment du peu d’autonomie
et de souplesse laissé aux professionnels ; elle risque d’entraîner d’importantes pertes de temps et de diminuer d’autant leur disponibilité sur le terrain.

Un autre élément vient à l’appui de ce constat d’assujettissement de la perspective éducative ; il
s’agit de la création du mandat de placement (proposition 64) ; ce "mandat global" délivré au directeur
départemental de la PJJ pour trouver un hébergement à un mineur n’est pas à proprement parler une
innovation puisque la proposition en avait été faite sans succès par notre collègue georges Uzan dans son
projet de complexe éducatif présenté en 1973 à la commission sur les mineurs difficiles réunie par le
garde des sceaux Jean Taittinger.

Depuis, il est maintes fois arrivé que des juges des enfants, exaspérés par des refus réitérés
d’admission et pressés par la nécessité aient effectivement misé sur le fonctionnement hiérarchique interne
à la PJJ et confié un mineur plus ou moins "incasable" au directeur départemental pris en qualité de "tiers
digne de confiance. Mais de là à institutionnaliser le transfert permanent d’une responsabilité aussi
importante que le choix de l’établissement à un responsable administratif lui-même piégé dans une
obligation de résultat, il y a un pas que nous ne saurions approuver. Il ne s’agit de rien moins que de
reléguer la complémentarité du judiciaire et de l’éducatif ainsi que la dialectique qui l’accompagne (8) au
musée des antiquités, en assimilant au passage le directeur départemental à un surveillant chef de maison
d’arrêt tenu de recevoir toute personne que lui impose l’autorité judiciaire quelles que soit la surcharge et
le climat plus ou moins délétère qui affecte son établissement.

Dans les conditions de fonctionnement des juridictions désormais tenues par des délais
extrêmement brefs, il est à craindre que les juges n’utilisent très fréquemment cette solution de facilité qui
méconnaît les conditions de travail de nos partenaires éducatifs ; et signe une régression
supplémentaire dans la qualité des prises en charge.

#3#3 - Un appel en trompe l’oeil à la société civile

Nous avons eu l’occasion à de nombreuses reprises de souligner que la société civile ne
saurait limiter ses responsabilités en matière de délinquance à la dénonciation au Parquet des
trublions et qu’elle a l’obligation d’apporter son concours au traitement judiciaire proprement dit et à
la réinsertion qui devrait normalement lui faire suite. La commission Varinard a accepté
exceptionnellement d’assouplir la règle selon laquelle toute infraction doit entraîner une réponse
judiciaire, et a décidé de déléguer à la collectivité municipale la réponse à la première infraction
(proposition 16).

Il ne s’agit pas d’une idée nouvelle, s’agissant d’une solution déjà proposée par la mission
parlementaire animée par Joseph Menga en 1982, qui était essentiellement composée d’éducateurs ;
on peut dauber sur les incertitudes de la notion de premier délit, la virginité apparente en matière de
délinquance étant souvent sujette à caution, mais le choix a le mérite de la simplicité.

Le recours à l’échelon territorial de la commune ou du groupement de communes n’est guère
contestable ; en revanche la consigne donnée au Parquet de ne classer sans suite qu’à l’issue d’un
rapport de prise en charge et surtout la désignation comme instance ad hoc d’une déclinaison du
contrat local de sécurité et de prévention de la délinquance que sa composition condamne à une
dépendance complète à l’égard du maire, porte à redouter ici ou là un déchaînement de créativité
sécuritaire rendant le classement sans suite plus redoutable que la poursuite elle même.

Les participations de bénévoles seniors à la recherche de lieux d’exécution de travaux
d’intérêt général et de réparation (proposition 17) ne paraît pas, à première vue d’une grande portée.
Mais surtout on peut douter de la profondeur des convictions de la commission quant à la nécessaire
participation de la société civile au traitement de la délinquance quand on considère la création du
tribunal des mineurs à juge unique (proposition 32) et celle du tribunal correctionnel pour mineurs
spécialement composé (proposition 33) qui ont pour effet pervers de réduire considérablement le champ
de la participation des assesseurs. Personne n’ayant jamais contesté l’intérêt de cette dernière, on
mesure l’inconséquence de telles propositions.

#4#4 - Une complication inutile de la procédure

Lors de son audition par la commission, l’association française des magistrats de la jeunesse
et de la famille s’était emparée de l’embryon de césure du procès pénal existant déjà dans le
mécanisme d’ajournement éducatif créé en 1996 par la loi Toubon pour promouvoir une idée tout à
fait nouvelle : il s’agissait non seulement de concilier l’urgence à intervenir avec la nécessité de
connaître avant de juger, et de prendre plus tôt en considération la demande de la victime, mais de
tenir compte pour la première fois d’une spécificité fréquente de l’agir adolescent, la
délinquance en rafales, en sanctionnant le comportement transgressif sur une période donnée et non
à chaque passage à l’acte.

Le défèrement physique mis à part, la procédure nouvelle comportant la possibilité de césure
était destinée à remplacer les saisines rapides crées ces dernières années et qui ont eu davantage
pour effet de désorganiser l’audiencement que d’en faciliter l’écoulement.

La création d’un dossier de personnalité régulièrement mis à jour devait en outre permettre à
la formation de jugement de disposer à l’échéance de la totalité de l’information disponible et au vu
de l’évolution de la personnalité et des infractions constatées sur la période, apprécier la nécessité ou
non de recourir à la peine.

La commission Varinard a certes avalisé l’innovation, mais en prenant soin d’en pervertir
l’application (proposition 61), elle a en effet décidé que, dès lors que le mineur a déjà fait l’objet d’un
précédent jugement et que sa personnalité est suffisamment connue, notamment grâce au dossier
unique de personnalité, le Parquet pourra délivrer des convocations par officier de police judiciaire
aux fins de jugement devant la chambre du conseil, le tribunal des mineurs à juge unique et le
tribunal des mineurs collégial.

Ainsi, le Parquet pouvant à tout moment écarter la césure pour les mineurs à l’égard desquels
elle avait été imaginée, celle-ci devient pour les délinquants occasionnels une complication inutile ;
quant au dossier de personnalité, détourné de sa vocation d’information à l’usage de la juridiction, il
se transforme en un redoutable outil de sélection au service du ministère Public.

Cette utilisation imprévue apporte une caution évidente au pouvoir qui lui est conféré de
choisir, non pas entre deux mais trois des désormais quatre formations de jugement ce qui ne
constitue pas précisément une simplification.
Le dédoublement de l’audience en chambre du conseil, cantonnée aux sanctions éducatives et
du tribunal des mineurs à juge unique compétent pour le jugement des délits pour lesquels la peine
encourue est inférieure ou égale à cinq ans est théoriquement justifié par le souci de désencombrer le rôle du tribunal et d’aller vite ; en réalité cette fonctionnalité est surtout destinée à faciliter et donc à
banaliser la répression.

Quant au tribunal correctionnel pour mineurs spécialement composé, la présence en son sein
d’un unique juge des enfants, jointe à quelques particularités procédurales permettra peut-être d’éviter
la censure du conseil constitutionnel, mais elle ne fera jamais illusion sur sa raison d’être et ses
objectifs. La nature de sa clientèle qui réunit des jeunes majeurs dignes d’intérêt, des mineurs à peine
devenus majeurs, des mineurs poursuivis avec des majeurs et des mineurs en double récidive évoque
celle du juge d’instruction et le choix des autorités aptes à le saisir confirme la constitution d’un
circuit d’évitement par rapport à la juridiction spécialisée ; d’autant plus que, pour des raisons de
commodité de fonctionnement, la spécialisation "mineurs" est accordée à la plupart des Juges
d’instruction, c’est à dire plus théorique que réelle.

#5#5 - Un déséquilibre accru de l’architecture institutionnelle

Lors de son audition par la commission, l’Association française des magistrats de la jeunesse
et de la famille avait fait observer que le traitement de la délinquance des mineurs en deux phases
parquetière et judiciaire insuffisamment coordonnées et quelque peu concurrentielles n’était guère
favorable à l’efficacité institutionnelle. Il avait été précisé que la similitude de terminologie entre les
mesures ordonnées par le Parquet,-sursis à poursuite et par le Siège sursis à l’exécution de la peine
par exemple-, entraînaient des confusions dans l’esprit des adolescents.

En réponse, la commission s’est efforcée d’élaborer une liste exhaustive des peines et
sanctions, de faire apparaître une classification en groupes des alternatives aux poursuites, des
sanctions et des peines, (proposition 41) et surtout de différencier la dénomination et le contenu des
réponses pénales, selon qu’elles émanent du Parquet ou des juridictions de jugement.

La mesure de réparation n’a été maintenue comme alternative aux poursuites que sous la
forme directe de la médiation réparation, les autres devenant de la seule compétence du Siège
(proposition 42). Cependant, il n’a pas été remédié au déséquilibre susceptible de résulter d’un usage
excessif de la troisième voie en amont de l’intervention du juge. Après avoir réaffirmé le principe de
l’opportunité des poursuites et refusé de limiter le nombre des décisions alternatives, la commission a
seulement rendu la saisine obligatoire après un avertissement final prononcé solennellement par le
procureur en personne. (Proposition 29)

Quant à la mission subséquente de contrôle général du fonctionnement de la juridiction, elle est
désormais facilitée grâce à la formalisation par une ordonnance de renvoi susceptible d’appel de toute
saisine des juridictions de jugement par le juge des mineurs.(proposition 59 )

Ainsi, le Parquet, auquel la
cour européenne (9) ne reconnaît même pas la qualité d’autorité judiciaire, car, pour pouvoir être ainsi
qualifié, il lui manque en particulier l’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif, jouit-il auprès de la
commission d’un crédit qui contraste avec la méfiance qui entoure depuis quelques années ses collègues
du Siège. Il est le seul à pouvoir superviser la réponse au premier délit mise à la charge de la collectivité
municipale, mener lui- même ses propres expériences, déterminer le moment d’y mettre fin, et à définir par l’usage de l’appel les limites de la liberté d’action du Siège.

#6#Conclusion

Indépendamment de cette vingtaine de propositions inacceptables, le rapport de la commission
déçoit d’abord par son choix de fixer la présomption de responsabilité pénale à l’un des niveaux les plus
bas d’Europe, (proposition 8) sans s’interroger sur les inégalités de développements qui affectent selon les
spécialistes les différents éléments du discernement (proposition 9)

 par sa volonté explicite de permettre l’incarcération dès douze ans en matière criminelle et 14 ans en
matière correctionnelle (proposition 12)

 par son refus formel (proposition 30) de remettre en question pour les mineurs la composition pénale10,
pourtant manifestement contraire à l’article 40.2.b.IV de la convention de New York, et le système des
peines plancher dont l’application inégale selon les lieux et les circonstances révèle le trouble profond des
juridictions.

Ultime marque du désintérêt de la Société pour une tranche d’âge à bien des égards sacrifiée, la
commission officialise la suppression de la mise sous protection judiciaire des jeunes majeurs et annonce
avec une feinte générosité (proposition 45) qu’en compensation, les mesures de suivi éducatif en milieu
ouvert et fermé pourront se poursuivre pendant une année après la majorité.

Enfin, bien que visant en principe "à renforcer le caractère exceptionnel de l’incarcération",
(proposition 39) certaines propositions comme la création d’une peine d’emprisonnement de fin de
semaine pendant quatre week ends successifs (proposition 40) le placement séquentiel, la mise sous
contrôle électronique et la confiscation, sont tout à fait susceptibles de provoquer des effets inverses au
but recherché : banalisation du chemin de la prison, brouillage de l’image des centres éducatifs, ou
encore révolte liée à ce que l’objet confisqué étant sans rapport avec le délit,la décision serait vécue
comme exclusivement vexatoire.

Le refus de mettre fin à la double compétence civile et pénale du juge des enfants peut
paraître au premier abord positif (11), mais sa concomitance avec le repli de la PJJ sur le pénal, le
renforcement du rôle du Parquet, et la mise en place d’une dérivation vers le tribunal correctionnel
via l’instruction font plutôt penser qu’il s’agit d’un simple changement de tactique : renonçant à casser
en deux le juge des enfants, on réduit peu à peu son champ d’action.
Quant à l’intervention éducative et à l’accompagnement de la réparation, leurs objectifs ne
sauraient se réduire à des activités ou actions de formation (proposition 67). On ne peut que regretter
l’indigence du rapport sur ce point.

Comme on peut également déplorer la débauche d’imagination employée à limiter dans le
temps, caporaliser et bureaucratiser une intervention, déjà abondamment évaluée sur la base de référentiels gestionnaires parfois incongrus.

Ajoutons que l’obligation d’informer les magistrats à chaque (faux) pas du mineur et la
menace de sanctions ne seront guère favorables à l’établissement d’une relation détendue et qu’à
aucun moment il n’est fait confiance à ce qui, dans leur personnalité, pourrait s’avérer positif.

On remplace le texte de 1945 par une sorte de jeu de l’oie, ou de Monopoly dans lequel
chaque passage à l’acte fait mécaniquement avancer le joueur sur un parcours prédéterminé et
univoque se terminant à la case prison. Rien de "performant", ni d’exaltant dans un tel projet qui ne
peut prétendre à la modernité que par la date de son dépôt.
Aussi, la proposition de loi à venir devrait-t-elle se limiter dans l’immédiat aux replâtrages les
plus consensuels et oublier délibérément ce qui devrait rester un mauvais rêve

Alain BRUEL, magistrat honoraire,
ancien président du Tribunal pour Enfants de
Paris et membre du comité directeur de
l’AFMJF

1 "Prison à douze ans, un leurre", par Dominque Raimbourg et Jean Claude Peyronnet, Le Monde 10 décembre 2008

2 Voir sur le site de Michel Huyette l’excellent article "au revoir les enfants" rédigé par Dominique Charvet

3 cf la note statistique de (re)cadrage sur la délinquance des mineurs de L. Mucchielli, parue dans la revue Claris et la
tribune du même chercheur,"Dati et les mineurs : elle déforme la réalité publiée dans Rue 89

4 "La République en quête de respect" rapport de la commission d’enquête sur la délinquance des mineurs, n° 340 remis le
26 juin 2002 ; ses rédacteurs ont été membres de la commission Varinard

5 Recommandation CM/Rec (2008) 11, du comité des ministres sur les règles européennes pour les délinquants mineurs
faisant l’objet de sanctions ou de mesures

6 Selon la définition du CSTS," l’intervention sociale d’aide à la personne est une démarche volontaire et interactive menée
par un travailleur social qui met en oeuvre des méthodes participatives avec la personne qui demande ou accepte son aide,
dans l’objectif d’améliorer sa situation, ses rapports avec l’environnement, voire les transformer. Cette intervention est
mandatée par une institution qui définit par son champ légitime de compétence, le public concerné". Nouveau dictionnaire
critique d’action sociale, Bayard 2006

7 Voir Alain Bruel "La réparation, une occasion à ne pas manquer" in "De la dette au don ; la réparation pénale à l’égard
des mineurs "publié sous la direction de Maryse Vaillant ESF Paris 1994

8 Voir à ce sujet notre article "jalons pour une dialectique du judiciaire et de l’éducatif’ dans les annales de Vaucresson de
1972

9 Cour européenne des droits de l’homme 10 juillet 2008 aff : Medvedyev et autres contre France

10 Voir à ce sujet l’article de Christine Lazerges "Les limites de la constitutionnalisation du droit pénal des mineurs"(page
20) dans Archives de politique criminelle n030 ed.Pedone 2008

11 La commission a tenu compte sur ce point d’un rapport du service d’inspection de la PJJ"Aspects de l’ordonnance
du 2 février 1945 vue par 331 mineurs" déposé en avril 2008 ; mais devait elle s’en tenir à une perception du travail
des éducateurs comparable à celle des mineurs ?