Aperçu sur la situation et sur la législation italienne (janvier 2005)

#TDM

(article paru dans la chronique de l’AIMJF de décembre 2005)

Luigi Fadiga, Président de la Chambre de la famille et des mineurs de la Cour d’appel de Rome

Colloque organisé par l’Association Louis Chatin pour la défense des droits de l’enfant à la Première Chambre de la Cour de cassation. Paris, vendredi 28 janvier 2005

#1#L’Italie, de pays d’émigration à pays d’immigration

Au cours de ces quinze dernières années, l’Italie, traditionnellement un pays d’émigration, a dû effectuer un changement radical pour faire face à un phénomène tout à fait nouveau : l’immigration sauvage d’un nombre très élevé d’étrangers provenant de pays pauvres ou troublés par la guerre. Le phénomène est devenu important à partir de la fin des années 80, quand un grand nombre de personnes sont arrivées en Italie en provenance d’Albanie, des pays de l’ex Union Soviétique, d’Afrique du Nord et d’Asie. Certaines se trouvaient en situation illégale, tandis que d’autres ont souvent perdu la vie pendant le voyage.

Au cours des années 90, l’immigration a augmenté à un rythme très élevé et, dans la décennie 1991/2001, le nombre d’étrangers extracommunautaires est passé de 350.000 à plus d’un million. Par la suite, le phénomène est devenu encore plus important. Entre 2000 et 2004, le nombre d’immigrants ayant un permis de séjour a doublé, pour atteindre 2.600.000, dont 400.000 mineurs. Le nombre de ces derniers augmente au rythme de 65.000 individus par an, avec 35.000 nouveaux nés et 25.000 nouvelles entrées. On estime qu’on arrivera bientôt à 500.000 mineurs extracommunautaires dans les écoles.

Il s’agit principalement de Roumains, de Marocains et d’Albanais. On note également une présence significative d’Ukrainiens, de Polonais, de Latino-Américains, de Sénégalais et d’Asiatiques (Philippines, Inde, Sri Lanka). 60% de l’immigration est concentrée dans le nord du pays et 30% dans le centre. Elle se répartit presque également entre hommes (51,61%) et femmes (48,39%) avec, comme classe d’age la plus représentée, celle des 19 à 40 ans.

Ces chiffres concernent l’immigration régulière ou régularisée et ne comprennent pas les clandestins. Ce phénomène est toutefois valable aussi bien pour les entrées (bien qu’elles aient diminué ces dernières années) que pour les séjours irréguliers (par exemple après la date limite des visas touristiques). Le nombre des clandestins est difficilement évaluable. D’après les estimations effectuées par l’Institut de recherche Eurispes, en 2003, l’Italie comptait environ 800.000 clandestins. Dans la même année il y a eu 150.000 expulsions.

#2# Les mineurs isolés en Italie : quelques données statistiques

Dans ce cadre général, se situe le phénomène des mineurs isolés, pratiquement inconnu jusqu’à la fin des années 80. Leur présence est actuellement estimée entre 7.000 et 8.000, avec une tendance à la baisse. En réalité, il n’est pas possible de connaître avec précision leur nombre effectif. Ces données concernent les cas signalés pendant une année au Comité pour les mineurs étrangers (CMS), organisme du Ministère du Travail dont je parlerai plus loin. Les mineurs proviennent à plus de 75% d’Albanie, du Maroc et de Roumanie. Dans 75% des cas ils ont entre 15 et 17 ans, tandis qu’un cinquième est âgé de 11 à 14 ans. La majorité des mineurs a 16 ans (35,4%). Les garçons représentent 86% des cas, les filles 14%. La majorité des signalements au CMS provient de la Lombardie, du Latium, du Piémont, de l’Emile Romagne et des Pouilles.

Les mineurs isolés peuvent être divisés grosso modo en deux catégories. La première est formée de mineurs proches de la majorité venus chercher du travail et qui ont souvent déjà un compatriote majeur en Italie sur lequel ils peuvent s’appuyer. La seconde est formée d’enfants plus jeunes et de jeunes filles, emmenés en Italie par des organisations criminelles dans le but de les exploiter en les contraignant à la mendicité ou à la prostitution.

D’après les données du Bureau des mineurs étrangers de la ville de Turin, en 2002, 67% des interventions concernaient des mineurs appartenant à la tranche d’âge des 10/15 ans, provenant de Roumanie et utilisés par des groupes d’adultes pour mendier ou pour commettre des vols. Comme la loi italienne ne permet pas l’incarcération des enfants âgés de moins de 14 ans révolus, ils sont placés dans des centres d’accueil, dont malheureusement ils s’enfuient très souvent pour retourner dans la rue et commettre les mêmes infractions. D’après une autre recherche effectuée à Naples, où sont présents de nombreux mineurs isolés provenant du Maroc qui cherchent à gagner leur vie dans la rue en nettoyant le pare-brise des voitures, le passage clandestin du Maroc à l’Italie coûte environ 6.000 Euros, payés d’avance par la famille. Chaque garçon gagne environ 200 Euros par jour, qu’il utilise pour rembourser le prix du voyage et pour envoyer de l’argent à sa famille restée au pays.

#3#Premières tentatives de réglementation

Jusqu’au début des années 90, l’absence de normes spécifiques en matière de mineurs isolés n’avait représenté aucun problème, le phénomène étant pratiquement inconnu. Il est intéressant de noter qu’en 1994 le gouvernement éprouva soudain le besoin de ratifier une vieille et inutile convention de La Haye datant de 1970 en matière de rapatriement des mineurs, laquelle avait été complètement oubliée après sa signature.

Le problème fut abordé plus directement par la loi sur l’immigration no. 39/1990, mais d’une façon encore marginale. Ce texte établissait tout simplement l’obligation de signaler les mineurs isolés au tribunal pour enfants, afin de pouvoir les faire bénéficier des mesures de protection nécessaires. Il ne précisait toutefois pas quelles devaient être ces mesures. Les premières tentatives d’application de la loi à des enfants abandonnés se sont révélées nulles. Cette loi prévoyait que le mineur abandonné devait être déclaré "adoptable" et placé en vue d’adoption, mais les mineurs isolés ne peuvent pas être considérés comme abandonnés, car ils ont quitté leur famille par libre choix, et la plupart d’entre eux gardent des liens avec elle. On ne pouvait pas non plus les placer en vue d’une adoption compte tenu de leur âge et de leur choix d’une vie tout à fait différente.

D’autres tentatives eurent lieu en confiant les mineurs aux services sociaux chargés de les placer, mais tout cela n’avait du succès que quand l’enfant acceptait la mesure. En absence d’autres dispositions, un nombre considérable de mineurs isolés ont été expulsés, tandis que beaucoup d’autres ont préféré la clandestinité et sont souvent devenus victimes d’exploitation et de violence.

En conclusion, on peut dire que dans sa phase initiale, le phénomène des mineurs étrangers isolés a pris au dépourvu aussi bien les autorités administratives que les tribunaux pour enfants, ce qui ne peut se justifier qu’en partie par l’absence d’un cadre normatif adéquat.

#4#La loi sur l’immigration de 1998 et les mineurs étrangers.

Une réglementation juridique plus détaillée sur les mineurs immigrés a été mise en place par le gouvernement Prodi avec la loi sur l’immigration no. 40/1998, dite loi Turco-Napolitano du nom des ministres qui l’avaient proposée et qui appartenaient tous deux au parti des démocrates de gauche (PDS). La loi de 1998 représente la tentative la plus organique de restructurer toute la matière. Ses buts sont l’amélioration des systèmes de contrôle ainsi que les garanties en cas d’expulsion ; la réglementation des flux d’entré et l’intégration des étrangers régulièrement immigrés. Les principes qui régissent aujourd’hui la condition des mineurs étrangers immigrés peuvent donc être résumés comme il suit.

La loi établit une interdiction générale d’expulsion des mineurs (art. 19/2), sous réserve du droit de l’enfant à suivre le parent expulsé. La seule exception à la règle générale est l’expulsion pour des raisons d’ordre publique ou de sécurité nationale (p. ex. mineurs mêlés à des activités terroristes), qui toutefois ne peut pas être ordonnée par l’autorité administrative (comme pour les adultes), mais doit être décidée par le tribunal pour enfants (art.31/4). Sont prévus en outre le droit de la famille à être réunie et la prééminence de l’intérêt de l’enfant (art. 28/3), avec rappel de la Convention de l’ONU de 1989 relative aux Droits de l’enfant.

Les enfants vivant avec leurs parents séjournant régulièrement en Italie sont inscrits dans le permis de séjour de leurs parents jusqu’à 14 ans. De 14 à 18 ans, l’enfant bénéficie d’un permis de séjour « pour raisons familiales ». A partir de 18 ans, un permis de séjour pour des raisons d’études, de travail ou de santé peut être accordé.

#5#Le décret 535/1999 et les mineurs isolés

En 1999, un décret ad hoc du gouvernement a réglementé de manière plus détaillée la situation du mineur étranger isolé, dont la dénomination officielle est, en Italie, mineur non accompagné. D’après la définition qui est donnée par son art. 1, le mineur étranger non accompagné est un mineur n’ayant pas la nationalité italienne ou d’un autre pays de l’Union européenne et qui, n’ayant pas présenté de demande d’asile, se trouve, pour quelque raison que ce soit, privé de l’assistance de ses parents ou d’autres adultes et de la représentation par ses parents ou par d’autres adultes responsables pour lui et capables de le représenter d’après la loi italienne.

Conséquence de l’interdiction générale introduite par la loi de 1998 dont j’ai parlé ci-dessus, les mineurs étrangers non accompagnés ne peuvent pas être expulsés. Néanmoins, la loi de 1998 a prévu une forme particulière de rapatriement dite « rapatriement assisté », pour laquelle est compétant un organisme technique particulier du Ministère du Travail, le Comité pour les mineurs étrangers (CMS), dont les missions sont énumérées par le décret 535/1999.

Tout mineur isolé trouvé sur le territoire national doit être signalé au CMS, qui, une fois le signalement reçu, doit effectuer des recherches pour retrouver ses parents, aussi bien en Italie que dans le pays d’origine du mineur. En attendant, un permis de séjour « pour minorité » est accordé à l’enfant qui jouit alors de tous les droits concernant l’assistance sanitaire et sociale, ainsi que les droits à l’instruction.

Si la recherche des parents donne des résultats positifs, le CMS ordonne le rapatriement de l’enfant « aux fins de protection et de garantie du droit à l’unité familiale ». L’enfant a le droit d’être entendu avant que la décision soit prise et le rapatriement doit être effectué de façon à assurer le respect de l’enfant et des ses conditions psychologiques, jusqu’à ce qu’il soit confié à sa famille ou à l’autorité compétente de son pays.

Cette mesure rappelle la Résolution du 26 juin 1997 du Conseil de l’Europe, mais elle a été critiquée comme ambiguë et hypocrite et s’est en outre avérée bien peu utile. Retrouver la famille d’origine, même par le biais des organisations internationales telles que le Service Social International ou la Croix-Rouge, s’est révélé problématique. De plus, c’est souvent la famille elle-même qui ne souhaite pas le retour de l’enfant, lequel par ses gains à l’étranger représente parfois sa source principale de revenu. Enfin, c’est l’enfant lui-même qui peut donner de fausses indications sur sa provenance et sa nationalité, dans le but d’éviter le rapatriement. Ainsi, contrairement à l’espoir du législateur, la majorité des enfants non accompagnés restent en Italie avec le permis de séjour pour minorité et sont assistés de différentes manières par les services sociaux territoriaux.

Le vrai problème se pose lorsqu’ils arrivent à 18 ans, alors que le permis de séjour pour minorité perd automatiquement sa validité. Le Ministère de l’intérieur, par une série de circulaires, a cherché à donner à la loi de 1998 une interprétation très restrictive, en refusant la possibilité de conversion du permis de séjour pour minorité en permis de séjour pour travail ou instruction. Il a par conséquent soutenu qu’il fallait expulser le jeune majeur, sauf s’il avait été confié pendant sa minorité à un compatriote séjournant régulièrement en Italie. La jurisprudence a toutefois résisté à cette interprétation et un important arrêt de la Cour Constitutionnelle (nr. 198/2003) a affirmé qu’en matière d’enfants étrangers immigrés, les normes et les principes du droit de l’enfant (parmi lesquels la primauté de l’intérêt de l’enfant) doivent prévaloir sur les principes et les normes régissant l’immigration des étrangers. En conséquence, le permis de séjour pour minorité accordé au mineur isolé peut être converti à l’âge de 18 ans en permis de séjour pour travail ou pour instruction, même si l’enfant n’a pas pu être confié à un compatriote mais aux services sociaux en vue d’un placement dans un centre d’accueil.

#6#La réforme de 2002

La réglementation décrite ci-dessus a été renforcée et durcie par les modifications introduites par le gouvernement de centre-droit avec la loi no. 189/2002, dite loi Bossi-Fini. D’après ces modifications, le mineur étranger isolé peut obtenir un permis de séjour pour étude ou travail à la double condition d’avoir participé pendant deux ans au moins à un projet d’intégration géré par un organisme agréé par le Ministère de l’Intérieur et d’avoir vécu en Italie pendant trois ans au moins. Il s’agit en substance d’une mini-régularisation, subordonnée à de nombreuses conditions. Elle est très difficile à appliquer aux mineurs non accompagnés qui se trouvent déjà en Italie, étant donné que très peu pourront démontrer avoir participé à de tels projets. De plus, même lorsque ces normes pourront être appliquées, la limite minimale des trois ans de présence en Italie provoquera l’expulsion à 18 ans de tous les enfants arrivés en Italie après 15 ans.

#7#Pour conclure

15 ans - ou presque - après son apparition, le phénomène des mineurs étrangers isolés, bien qu’en diminution, continue à être préoccupant. Les espoirs de le résoudre par des formes de rapatriement protégé se sont révélés illusoires, tandis que les conséquences positives des interventions de protection effectuées à leur égard par les services sociaux sont très souvent annulées par le risque d’expulsion à 18 ans.

Le problème ne peut pas être résolu par l’application du droit d’asile, bien qu’il soit prévu par la Constitution de la République. En effet, les procédures d’asile sont appliquées en Italie très lentement et avec difficulté. En 2003, la Commission du Ministère de l’intérieur chargée d’examiner les demandes en a rejeté 10.174 sur 11.319. En outre, une réforme encore plus restrictive proposée par le gouvernement est en cours de discussion au parlement et elle est très critiquée par l’opposition ainsi que par les organisations humanitaires.

En ce qui concerne les mineurs isolés, la procédure d’asile est appliquée très rarement (seulement 15 cas pendant la dernière année). Un nombre si faible est parfois expliqué par le fait que l’interdiction générale d’expulsion des mineurs étrangers rend inutile le recours au droit d’asile. Mais, comme on l’a vu, l’interdiction d’expulsion s’applique seulement pendant la minorité. Il est donc évident que le droit d’asile n’est pas appliqué aux mineurs non parce qu’il inutile, mais parce qu’un système d’accueil efficace pour ces enfants fait défaut.

Malheureusement, les restrictions budgétaires et les politiques hostiles à l’immigration mises en oeuvre par le gouvernement actuel ne laissent pas beaucoup espérer de l’avenir proche.